Qu’est-ce qui se passe si je risque la rencontre, si je passe un peu de temps avec l’autre et que je l’écoute ? L’autre est peut-être très différent de moi, par sa culture, sa religion, son statut social, ses capacités et incapacités. Avec le temps, je découvre qu’il est comme moi. Il a un cœur comme moi, il désire aimer et être aimé ; il a dû souffrir aussi, il a eu des joies, comme il a eu sûrement des peurs, comme moi.
Cela prend du temps de passer de la peur à la rencontre. Oui, nous sommes pareils, mais nos histoires sont très différentes. Mon histoire était ancrée dans une famille unie, inspirée par la foi, aimante et aisée. L’histoire de l’autre a peut-être été une histoire douloureuse, souffrante, surtout durant l’enfance ; il a senti qu’il n’a pas été voulu, il a été violenté, etc. Il a alors bâti de fortes barrières autour de son cœur pour se protéger. En prenant du temps, par mon regard, mes gestes, il découvre que je ne le juge pas et qu’au contraire je vois en lui un être humain qui a souffert ; il découvre que j’ai envie de le connaître comme il est. Peu à peu, il ose s’ouvrir à moi comme moi j’ose m’ouvrir à lui.
Une amie travaillant auprès de prostitués rencontre un jour un jeune homme en train de mourir d’overdose. Elle avait de temps à autre de courtes conversations avec lui, sans plus. Elle l’a alors pris dans ses bras et ses dernières paroles ont été : « Tu as toujours voulu me changer, tu n’as jamais voulu me rencontrer. » Rencontrer quelqu’un implique d’écouter son histoire. Un jeune comme lui ne rentre pas dans la prostitution « comme ça ». Il a sûrement une histoire douloureuse : le rejet, la vie dans la rue, la drogue. Rencontrer quelqu’un prend du temps. Lors d’une vraie rencontre, quelque chose se passe. Celle qui est venue aider est profondément touchée en écoutant l’histoire de ce jeune. Elle prend conscience de ses richesses à elle et aussi de ses pauvretés. Une réelle rencontre demande l’humilité de chacun. On réalise alors que l’on ne peut pas changer quelqu’un. Tout ce que je peux faire, c’est reconnaître ses souffrances et l’aider à découvrir combien au fond de lui-même il y a une vraie beauté. Dans cette rencontre, on pressent une présence de Dieu ; c’est Dieu qui nous unit.
Peut-être n’est-il pas toujours possible d’avoir de vraies rencontres, où l’autre raconte son histoire : cela prend du temps. Chacun de nous, voyant un mendiant dans la rue, risque de seulement lui glisser quelques pièces d’argent sans le regarder. Souvent un sourire, quelques mots, peuvent permettre de découvrir que, derrière la mendicité, il y a sa personne. Ces petites rencontres peuvent transformer peu à peu non seulement celui qui est dans la mendicité, mais aussi celui qui va vers lui.
Jean Vanier